Meilleure équipe du peloton des années 2010 avec une hégémonie en Grand Tour, Ineos Grenadiers a perdu son statut depuis 2020. Chasseur plutôt que chassé, le collectif britannique enchaîne les difficultés et départs dans son staff. De quoi remettre en cause son projet au-delà de 2025 ? Analyse.
Ça va vite, dans le vélo. Vitesse moyenne, temps d’ascensions, chutes : le sport cycliste a basculé dans un autre temps. Et c’est tout un écosystème qui est bouleversé depuis plusieurs saisons : recrutement de coureurs de plus en plus jeunes, explosion des budgets, contrats astronomiques... La liste est longue. On peut même parler d’une véritable bascule depuis 2020-2021 et la pandémie de Covid-19. Une bascule qu’illustre parfaitement la formation Ineos Grenadiers. Équipe la plus dominante du peloton entre 2012 et 2019, avec pas moins de 10 Grands Tours remportés dont 7 Tour de France, le collectif britannique s’est vu détrôné par deux nouveaux mastodontes, alias Visma-Lease-a-bike et UAE Team Emirates. Avec un seul Grand Tour remporté depuis 2020, l’ancien Team Sky semble en perte de vitesse, et termine 2024 à la 7e place UCI, son pire classement depuis 2014. Comment expliquer ce déclassement en si peu de temps ? Peut-on espérer un rebond rapide ? Le projet est-il remis en question ? Tentatives de réponses.
Les saisons Covid, le début de la chute
Rendons à César ce qui appartient à César : Ineos Grenadiers, sous le nom du Team Sky, est en réalité un précurseur dans le cyclisme moderne. Issu d’une volonté du gouvernement britannique de mettre le Royaume-Uni sur la carte du monde cycliste, avec en ligne de mire les Jeux Olympiques de Londres, l’équipe voit le jour en 2010 et bénéficie de moyens importants. De quoi insuffler un vent de professionnalisme, avec l’émergence du « gain marginal » et d’une équipe d’une incroyable densité. Avec un budget croissant et des lieutenants de luxe pour imprimer le train en montagne, les noir et bleu écrasent tout sur les Grands Tours et notamment en France. Une véritable hégémonie.
Longtemps impuissante face à une telle force de frappe sportive et budgétaire, la concurrence a finalement réagi. La Jumbo-Visma notamment, qui a rapatrié Tom Dumoulin, Robert Gesink et Steven Kruijswijk pour mener Primoz Roglic vers la victoire sur le Tour. Dans le même temps, UAE Team Emirates dénichait le jeune Tadej Pogacar, alors que Quick-Step couvait le « crack générationnel » Remco Evenepoel, promis à un avenir digne d’Eddy Merckx. Ces trois équipes, aux budgets croissants, ont tout mis en place pour rattraper voire doubler Sky devenue Ineos. Malgré un budget de 50 M€ (x3,5 depuis 2011), les Britanniques n’avaient qu’Egan Bernal pour lutter face à ces 3 monstres devenus fantastiques. Mais victime d’un grave accident début 2022, le Colombien est passé proche de la mort et son retour dans le peloton tient du miracle. Ineos ne compte donc plus, dans ses rangs, de prétendant sérieux à la victoire finale. Aucun ne peut lutter face aux 3 fantastiques devenus 4 avec l’avènement de Jonas Vingegaard. Egan Bernal est le dernier, avec Sepp Kuss, à avoir remporté un Grand Tour face à l’un des 4 fantastiques, en 2021. Depuis, les courses de 3 semaines sont une chasse gardée réservée à ces quatre hommes, et Ineos n’est plus en mesure de lutter sportivement.
« We are the hunter and not the hunted », changement de statut
Un changement de statut dont l’équipe est consciente. « Il est clair que maintenant, nous sommes devenus les chasseurs et non plus les chassés, ce qui change un peu la donne pour nous », confiait lucidement John Allert, directeur de l’équipe, en janvier 2024. Lucidité donc, mais également optimisme et confiance dans la nouvelle direction prise par l’équipe depuis 2022. Après avoir appliqué une stratégie de recrutement axée sur les meilleurs prospects pour briller sur les classements généraux (Thymen Arensman, Tobias Foss, Daniel Martinez, Luke Plapp ou Carlos Rodriguez), les Britanniques se sont rendus à l’évidence : cette stratégie est tout sauf infaillible. Sur les 5 noms cités, seul l’Espagnol a le potentiel pour viser le podium en Grand Tour, et deux sont déjà repartis sans laisser de trace indélébile. Quant au Néerlandais, son potentiel semble moins prometteur qu’à son arrivée.
C’est ainsi qu’en juillet dernier, l’équipe a annoncé le lancement d’un programme de développement.
« Nos propriétaires sont déterminés à développer nos propres talents, expliquait alors Scott Drawer, directeur de la performance. Nous n’allons pas acheter les meilleurs, nous allons développer les nôtres. […] Si nous voulons gagner à nouveau des Grands Tours, notre investissement et notre travail doivent être sur les jeunes talents. […] Nous voulons que les meilleurs talents britanniques, et tous les jeunes talents, regardent ce que nous faisons et veulent ensuite se développer avec nous ». Une décision logique mais qui arrive encore à rebours : UAE et Visma, les deux meilleures équipes du monde, disposent déjà d’une telle structure depuis plusieurs années et pillent déjà les talents les plus convoités. Mais avec ses moyens conséquents, Ineos a ce qu’il faut pour exister, avec un horizon : 2030. « Nous ne pensons pas à l'année prochaine, nous réfléchissons aux exigences du sport en 2030, poursuivait Drawer. Si vous pensez à l'année prochaine, tous les autres seront devant nous. Nous essayons donc certainement d'être un peu plus créatifs et de reconstruire ».
Baisse de budget, épisode Pidcock : le début de la fin pour Ineos Grenadiers en 2025 ?
Sauf que des rumeurs viennent assombrir le tableau. Car depuis fin 2023, l’ambiance autour de l’équipe et de sa perte de statut est lourde. Dans une interview accordée au podcast The Move mi-octobre, Johan Bruyneel, ancien patron de l’US Postal, n’y est pas allé par 4 chemins. « Quelque chose me dit que Ratcliffe (Jim, PDG d'INEOS, ndlr) n'est plus aussi intéressé par l'équipe cycliste. Et s'il l'est, les personnes qui le conseillent ne le sont pas et veulent se débarrasser de l'équipe. Pour moi, il s'agit d'un retrait progressif de l'équipe. Même si certains coureurs ont des contrats jusqu'en 2027, je vois cela comme un moyen de se retirer avant 2027 », explique-t-il. Mais sur quoi se base le provocant et sulfureux Belge ? En réalité, sur plusieurs points troublants.
« Même si certains coureurs ont des contrats jusqu'en 2027, je vois cela comme un moyen de se retirer avant 2027 » (Johann Bruyneel)
Il cite d’abord le retrait de Sir Dave Brailsford, le bâtisseur de l’équipe, promu Head of Performance chez Ineos. Complètement coupé de la branche cyclisme d’Ineos Sports, le Gallois est plutôt impliqué du côté du club de foot Manchester United depuis février 2024. Quelques mois plus tôt, Rod Ellingworth, ancien bras droit de Brailsford et directeur opérationnel de l’équipe depuis 2010. En juillet, c’était au tour de Dan Bingham, chargé de la performance en contre-la-montre et ancien recordman du monde de l’heure a quitté le navire pour rejoindre Red Bull-Bora-Hansgrohe. Une annonce surprise, quelques semaines après la mise en retrait du directeur sportif Steve Cummings, laissé à la maison pour le Tour de France. Un ménage qui a atteint son paroxysme le 22 octobre avec l’annonce d’un tout nouveau staff suite à « 6 mois d’audit interne » mené par Scott Drawer. Certes, Kurt Asle Arvesen, Leonardo Basso et Tom Helleman ont un pedigree non négligeable, mais ces remous traduisent une instabilité latente.
D’autant que les rumeurs autour de l’équipe s’enchainent : fin 2023, Johan Bruyneel, traduisant les propos de Geraint Thomas, avait parlé d’une baisse du budget de l’équipe de 10 M€ en 2024. Rumeur que John Allert avait niée, mais qui ne sortait pas de nulle part. L’épisode Tom Pidcock, star de l’équipe, prétendant au podium sur le Tour de Lombardie et évincé de la composition le matin même de la course, a enflammé le mois d’octobre. Symbole d’un désaccord profond entre les deux parties, Pidcock aurait tenté de quitter l’équipe britannique. Des discussions avec Q36.5, Red Bull-Bora et Visma auraient été menées, mais sans aller au bout. Finalement, Pidcock est parti pour rester, mais dans quel environnement ? Bref, les questions s’enchainent à propos de l’avenir de l’équipe britannique. Contactée plusieurs fois pour une interview, l’équipe a à chaque fois refusé de s’exprimer. Faut-il donc croire dans le discours de Drawer et Allert, avec une stratégie à 2030, ou le sulfureux Johann Bruyneel, qui parie sur le retrait de l’équipe en 2027 ? Chacun se fera son avis, mais une chose est sûre : le projet Ineos Grenadiers est plus que flou.
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