Richard Plugge : « Notre force, la culture maillot jaune »
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Richard Plugge : « Notre force, la culture maillot jaune »

Directeur et propriétaire de la formation Jumbo-Visma, victorieuse des trois Grands Tours en 2023, Richard Plugge a réussi un sacré pari : celui de relancer une structure ruinée par la chute de Rabobank. Pour Vélofuté, il revient sur la méthode de son succès, la culture de l’équipe et partage sa vision du cyclisme actuel.

Richard Plugge, Visma Lease a Bike

Richard Plugge est un homme très occupé. Rencontré pour la première fois lors de la Cérémonie du Vélo d’Or à Paris fin octobre, il avait accepté un entretien en exclusivité avec Vélofuté avant début 2024. S’il était encore trop tôt pour parler des objectifs de la saison 2024, puisqu’ils n’étaient pas actés, le propriétaire du Team Jumbo-Visma est revenu sur l’histoire de la structure qu’il a reprise en 2013 pour en faire la meilleure équipe du monde 10 ans plus tard. Il a aussi partagé sa vision sur le cyclisme d’aujourd’hui et évoqué quelques pistes pour ce qui pourrait être la future « Super League » du cyclisme.


La semaine passée, vous avez officialisé le nouveau nom de votre équipe, qui deviendra Visma Lease en Bike en 2024. Que cela signifie-t-il en termes de de développement pour votre équipe ?

D’abord, cela signifie une nouvelle hausse de notre budget, et ce pour plusieurs années. Cela nous donne plus de possibilités pour nous développer et devenir meilleurs. La semaine dernière, je disais que nous avons gagné trois Grands Tours sur le plan sportif, mais en réalité, nous avons gagné 4, car nous avons sécurisé notre avenir et une hausse de budget. C’est quelque chose dont nous sommes fiers, car tout le monde dans l’équipe y a contribué.


En juillet dernier, vous avez déclaré dans L’Equipe : « Le meilleur moment est celui où je me demande : quelle sera la prochaine étape ? Que va-t-on faire d'encore plus grand ? ». Vous avez gagné trois Grands Tours cette année avec trois coureurs différents. Que peut être la prochaine étape ?

Gagner le Tour de France, c’est le résultat d’un processus. On peut être meilleur dans notre processus, et peut-être que le résultat sera différent. Mais on peut toujours améliorer le processus, avec moins d’erreurs, de malchance ou autre, et c’est ça qui me plaît. J’étais tellement fier de notre équipe lors du Tour de France, parce que nous avons toujours eu confiance dans le processus et le plan établis, et que ce plan était vraiment bon. Si le processus est bon, alors le résultat n’en est que la conséquence. Mais si le processus n’est pas bon, vous n’obtiendrez jamais de bons résultats. C’est pour cela que j’aime établir ces processus, et travailler dessus. C’est ce qui est le plus plaisant, et lorsqu’en plus on gagne grâce à ce processus, alors on est très fier et heureux.


Revenons 10 ans en arrière : vous reprenez la structure Rabobank Team en 2013 après le scandale de dopage. C’était un tout nouveau départ, quel était votre plan ?

La première année, le plan était simplement de survivre. Nous avons eu la chance de redémarrer grâce à Rabobank, et j’en suis toujours reconnaissant. Nous devions survivre en tant qu’entreprise, pour voir sur le long terme. Mais surtout, dans tous mes projets dans la vie, j’ai toujours voulu être numéro 1. J’ai travaillé dans les médias avant le cyclisme, je voulais toujours être le numéro 1 avec mes journaux et sites. Je me suis donc fixé cet objectif, dès 2013, de devenir la meilleure équipe du monde. A partir du moment où nous avions des perspectives sur le long terme, nous avons travaillé avec Jumbo d’abord, puis Jumbo et Visma, pour devenir les numéros 1.


La route vers le succès n’a pas été simple. En 2017, vous étiez 16e équipe au classement UCI, mais dès 2019, vous avez fini l’année à la 3e place. Qu’est-ce qui a changé, durant ces deux années ?

D’abord, nous avons instauré une nouvelle culture d’équipe. Les bases ont été posées en 2016 et 2017, pour les années d’après. Ensuite, en 2018, Jumbo nous a rejoint comme sponsor principal, puis Visma est venu en 2019. Cela a accéléré notre budget et nous a permis de garder nos meilleurs coureurs, comme Primoz Roglic ou Dylan Groeneweggen. Mais le plus important a été d’instaurer une nouvelle culture, que nous avons toujours aujourd’hui, qu’on appelle la ‘culture maillot jaune’. Chaque personne dans l’équipe doit agir et performer au ‘niveau maillot jaune’, c’est comme cela qu’on le dit. Cela concerne tout le monde : moi, les mécaniciens, les coureurs, les soigneurs, les chauffeurs de bus, etc.


De façon concrète, qu’est-ce que cela signifie, cette ‘culture maillot jaune’ ?

Concrètement, cela signifie que chacun dans l’équipe doit penser, dès le réveil : ‘que puis-je faire, à mon niveau et dans mon champ d’expertise, pour que l’équipe s’améliore ?’ Le succès n’est jamais lié à la chance, c’est toujours le résultat d’un processus où tout un ensemble de petites choses sont faites tous les jours. Je recherche toujours des gens qui pensent de cette façon et qui se disent ‘que puis-je faire dès aujourd’hui, en novembre, pour permettre à l’équipe de gagner le Tour de France cette année ? Que puis-je faire pour me dire, ce soir, que j’ai mis en place quelque chose qui offre une petite amélioration, et me rende meilleur que je ne l’étais hier’. C’est ça, la ‘culture maillot jaune’.


Que faites-vous différemment des autres équipes et fait votre spécificité ?

Je ne sais pas comment fonctionnent les autres équipes, mais je pense que notre spécificité, c’est à la fois cette ‘culture maillot jaune’, mais aussi le fait que nous donnons beaucoup de responsabilités à tout le monde dans l’équipe. Ce n’est pas seulement moi qui dirige l’équipe, ou les directeurs sportifs, mais c’est vraiment un ensemble de personnes qui sont responsables de leur domaine de travail spécifique. Je crois fortement que l’on obtient le meilleur de chacun lorsque l’on donne beaucoup de responsabilités aux gens. Et lorsque l’on fixe des objectifs clairs pour tout le monde, c’est là que l’on tire le meilleur de chaque personne de l’équipe, et je pense que c’est l’une de nos forces.


En termes de scouting et de recrutement, comment êtes-vous organisés ?

Nous travaillons avec beaucoup de monde, et on reçoit aussi beaucoup d’informations sur des coureurs de la part de personnes qui nous connaissent bien. Je ne sais pas si on peut appeler ça des scouts, ou seulement du réseau, mais nous sommes aussi dans une position confortable due à notre statut : tous les jeunes coureurs veulent nous rejoindre. Chaque jour, je reçois un à deux mails de jeunes coureurs qui partagent leurs informations pour intégrer l’équipe.


Quel rôle joue la data au sein de votre équipe ?

La data jour un rôle très important. Premièrement, pour analyser les données des jeunes coureurs qui veulent rejoindre notre équipe. Ce sont des données de performance mais aussi leurs résultats. Ensuite, la data est un outil extrêmement important pour le suivi de la performance de nos coureurs, que ce soit dans l’entraînement, leur puissance, mais surtout de nutrition. Ces données sont la base de notre méthode et nos programmes des dernières années.


Nous rassemblons toutes les données de course, d’entraînement et de repos pour vérifier que l’athlète mange suffisamment, ou pas trop, après les courses. Tout ce programme est alimenté et conduit par la data. C’est très important, mais surtout : tout ce suivi est adapté à chaque personne. Nous ne voulons pas transformer les humains en robot : les coureurs sont des humains, et l’aspect mental est très important.


Votre équipe a une identité marquée Benelux, ce qui est normal au vu de votre histoire. Mais vous avez aussi un accent scandinave, avec Visma d’abord, mais aussi de nombreux coureurs. Comment l’expliquez-vous ?

Il y a beaucoup de talents qui émergent de cette région et leurs personnalités marchent bien avec notre culture. La culture scandinave se rapproche beaucoup de la culture néerlandaise et même allemande. Ces cultures sont proches et cela aide dans un collectif. Ceci-dit, même si on se considère comme une équipe néerlandaise, on se veut aussi comme une équipe internationale.


Nous avons aussi un coureur français qui s’est super bien intégré dans la culture de l’équipe. Nous avons des Britanniques, un Italien, donc oui, il y a des Scandinaves mais pour nous, c’est la culture qui prime. Les coureurs doivent adhérer à cette culture, pas seulement pour nous, mais aussi pour eux, car si ce n’est pas le cas, ils ne performent pas bien et ne sont pas heureux.


Primoz Roglic a quitté l’équipe cet hiver, pensez-vous que l’équipe est plus faible sans lui, ou pensez-vous avoir compensé son départ ?

C’est l’un des meilleurs coureurs du monde, c’est forcément une énorme perte. C’est très difficile pour l’équipe de le remplacer, et il n’y a pas de remplacement possible. Mais c’est ainsi, il fera toujours partie de notre histoire et nous sommes extrêmement fiers de ce qu’on a accompli ensemble. Je suis très heureux pour lui qu’il puisse faire ce qu’il veut faire.


Depuis 2 ans, on observe une certaine concentration des meilleurs coureurs au sein de quelques équipes comme UAE, Ineos et votre équipe. N’avez-vous pas peur d’un déséquilibre trop important avec le reste du peloton ?

C’est difficile à dire. Les coureurs choisissent pour l’argent, mais aussi pour l’équipe dans laquelle ils pensent avoir les meilleures chances de gagner. Car chaque coureur est un sportif guidé par la volonté de victoire. Chacun cherche le meilleur environnement possible pour atteindre ses objectifs. Et à l’heure actuelle, il y a 4 à 6 équipes qui sont au-dessus du lot dans leur manière d’approcher les méthodes d’entraînement, de course etc.


Cela peut devenir compliqué pour les autres équipes, mais d’un autre côté, nous étions aussi dans cette position il y a quelques années, nous étions 16e en 2017. On voulait absolument faire partie du top 3 et recherchions les solutions pour y arriver. J’imagine que les autres équipes font la même chose aujourd’hui et cela ne peut qu’élever le niveau du cyclisme.


Certaines personnes souhaitent un budget ou salary cap pour rendre le cyclisme plus équilibré et attractif, qu’en pensez-vous ?

Je pense que je faisais partie des premiers à le dire. D’après moi, il faudrait un budget maximum, mais aussi minimum, pour faire partie du World Tour. Cependant, malgré cela, il y aura toujours des équipes meilleures que les autres. Regardez la Formule 1, il y a un budget cap, et pourtant l’écurie Red Bull est bien meilleure que les autres, car ils font les choses mieux que les autres équipes. Le sport est intrinsèquement injuste. Les aptitudes physiques, mentales ou autres de chacun sont toujours différentes et il y aura toujours des coureurs meilleurs que d’autres. Et la meilleure façon de s’en sortir en tant qu’équipe est de tout faire pour s’améliorer.


Le modèle économique du cyclisme est fragile. Les équipes dépendent énormément des sponsors, les coûts et les salaires augmentent. Comme diversifier les sources de revenus pour améliorer ce modèle ?

En travaillant ensemble. Ce n’est pas seulement fragile pour les équipes, mais aussi pour les organisateurs. Nos concurrents ne sont ni les organisateurs, ni l’UCI, mais les autres sports. Nous devons travailler tous ensemble pour battre le football, la Formule 1, le rugby ou le football américain. Nous devons créer un meilleur environnement pour le cyclisme, et être soutenable également pour les organisateurs, car il est aussi de plus en plus difficile d’organiser des courses.


Croyez-vous dans une redistribution des droits TV des organisateurs vers les équipes ? Est-ce faisable et soutenable ?

Pensez-vous que c’est possible que les équipes reversent une partie de leurs revenus des sponsors aux organisateurs ?


C’est peu probable...

Non, effectivement. Je sais que certaines équipes réclament cela, mais quand je leur pose la même question qu’à vous, ils répondent évidemment non. Le problème, c’est que l’on essaye toujours de prendre quelque chose à quelqu’un d’autre plutôt que de travailler ensemble pour créer un meilleur revenu pour tout le monde. Dans ce cas-là, vous pouvez partager. Vous ne pouvez pas partager en prenant une part de ce qui appartient déjà à quelqu’un. Je ne peux pas blâmer ASO, RCS ou Flanders Classics. Ils ont leur business, j’ai le mien. D’abord, il faut que l’on comprenne ce que l’on peut faire ensemble pour créer un meilleur modèle. Et si on parvient à faire passer les revenus totaux du cyclisme de 100 à 110, ou 120, et bien là on peut parler d’un partage de ces 10 ou 20. Mais on ne doit pas commencer par demander aux organisateurs de nous reverser une partie de leurs droits TV. C’est du non-sens.

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